Trop tard ou pile le bon moment
Cela ne m’était jamais arrivé avant. J’ai déposé la lettre sur le bureau ciré, une lettre manuscrite sans âme ni amitié, une lettre de politesses, de formules qu’on copie-colle depuis un site en construction, sans conviction pour les respectueuses salutations. Ceci n’a aucun sens, je ne respecte pas et je salue rarement mais en déposant la lettre sur le bureau ciré, j’ai su qu’il était trop tard, ou pile le bon moment.
Je viens officiellement de démissionner et la légèreté pèse tout à coup très lourd. Comme si j’avais passé ces derniers mois à tenter de superposer deux feuilles de calque et qu’enfin, là dans cette pièce au bas plafond à l’odeur de vinaigre blanc, elles s’emboitaient sous mes yeux. Trois feuilles de calque en fait, l’une sur l’autre sur l’autre ; moi cette lettre à cet instant, qui quoi quand. Des copies transparentes comme quand j’étais enfant et que nous partions à vélo, mon frère, mes sœurs, ma mère et moi. Rien d’autre n’avait plus de sens que ça ; fuguer en trombe de l’autre côté du village pour atteindre un plan d’eau minable qu’on avait renommé pour en faire un lac mémorable. Le papier de cette lettre est médiocre, le style d’une pauvreté certaine, écrite à l’encre capricieuse, sans mutinerie ni personnalité. Mais le geste est majestueux puisque je m’en vais. Le stylo n’a marqué que les fortes consonnes, les J majuscules de Je vous informe ma décision de démissionner de mes fonctions, de Je vous prie d’agréer, Monsieur, mes respectueuses salutations.
En 40 ans, cela ne m’était jamais arrivé, de rédiger cette ultime expression en conclusion d’une annonce d’abandon, cela ne m’était jamais arrivé que, depuis le rayon d'en face, des collègues me lancent, aveux touchants de détenus sincères, « Félicitations ! »
L’avenir est ouvert, l’à-venir est tout vert aussi, tout bleu, tout crème, tout comme j’aime tout possible tout puissant, l’avenir c’est septembre et d’ici là, c’est l’été et c’est pile le bon moment.