J’ai honte donc je suis
Je commande une pizza, verse un filet d’huile d’olive sur une burrata. J’ai honte.
Arroser les courgettes aubergines, vider un vase sur mes boucles, le corps renversé en arrière pour conjurer la fournaise, me fait honte. Descendre à la plage à vélo, courir pour me glisser sous le gras rouleau avant qu’il ne s’écrase, flotter en bikini le front parallèle au ciel, rassembler du sable en un oreiller, poser ma nuque trempée sur la serviette de coton doux, dessiner des colliers de perles salées à mes cuisses, me sentir jolie me fait honte.
J’ai le corps disponible à la chaleur, la bouche gavée de rillettes de thon. J’ai honte de me voir si accueillante, de me savoir vacante, occupée par personne, libre donc, tandis que d’autres, à l’exact même moment, ailleurs à cet instant pareil, se font exploser le corps et la bouche. Se font affamer déchiqueter massacrer les yeux les jambes les bras les cuisses. J’ai honte tandis que traversent sur le petit écran de mon iPhone les restes de leurs corps émaciés, dans mes écouteurs les pleurs de leurs gamins, en direct devant moi, migraine dans mon bel été, l’extinction de leurs existences.
« Je ne regarde plus les infos, c’est trop horrible, » me dit une bouche vivante dans une oreille que j’ai encore. Les JT ne sont pas ignobles, ce qui se passe loin des parasols et poke bowls à la truite, l’est. Les journalistes montrent, portent à notre connaissance, et pour cela, les journalistes se font exterminer. À cause du partage de ces vérités, leur micro et leur tête et leur cou et leur dos se font éclater par des missiles des hommes des drones, ordres de gouvernement.
Tandis que je commande une pizza, je vois voler des cendres de vie sous des ruines d’immeubles, alors
j’ai honte. Non pas d’être libre tandis que, non pas d’être en vie tandis qu’eux. J’ai honte de pouvoir écrire la honte, de pouvoir faire encore, de pouvoir dire malgré, de pouvoir danser la saison, regarder grandir mon potager, cueillir un bol de tomates, rire et démissionner. La honte est ridicule, impardonnable même, car je ne fais rien d’autre que cela : en disant ma honte, je ne parle encore que de moi.
Au final, je n’ai pas honte. J’en fais seulement partie.