À l’heure de la messe, on s’échauffait

Le short noir nous collait aux cuisses. Mon numéro 13 inscrit en blanc au-dessus du genou rendait hommage aux supporters qui incendiaient les virages de mon équipe préférée. Je faisais du football avec une âme d’anarchiste. Je voulais que ça brûle, que ça crame, je voulais assister au grand brasier du monde parce que je faisais partie de celles qui venaient de se reconstruire sur un tas de cendres.

On ne disait pas jouer au foot. On disait faire du foot, c’était comme faire la gueule, faire l’amour, faire la guerre. Plus qu’un jeu, un postulat, un choix de vie, une religion avec pour demi-dieux des ours en short synthétique à l’accent argentin et au coup de tête algérien. On lisait l’Équipe comme les versets de La Bible, un maillot à col relevé en guise de soutane. À l’heure de la messe, on s’échauffait, les cloches en coups de sifflets.

Notre sponsor, c’était le bar près de la poste. En début de saison, le patron nous payait un jeu de maillots. En échange, on arborait le nom de son établissement floqué en typo flammes dans le dos. On l’appelait par son prénom mais lui ne connaissait pas les nôtres. On était une équipe. Toutes les mêmes. Toujours ensemble. Toujours bourrées. Il nous saluait avec ce mélange d’hypocrisie et de respect. À sa manière, il nous bichonnait ; à grandes lignées de verres miniatures remplis d’un liquide brun supposées fêter la victoire ou noyer notre chagrin. Nous étions chouchoutées, pas comme des filles mais comme des investisseurs, ayant autant d’importance que les parpaings capables de faire tenir tout l’édifice.

La musique gueulait sans arrêt, même en journée. Eurosport retransmettait un match de foot ou un tournoi de pétanque qu’on commentait avec ferveur et pertinence. Le téléviseur aurait pu passer du hand ou du curling, on savait qui supporter, on s’y connaissait. Le sport, seule compétence de notre CV. Près des toilettes, le distributeur de pistaches proposait aussi des « capsules surprises ». À l’intérieur un string en dentelles ou une culotte à fleurs. L’histoire aurait pu être drôle si elle n’avait pas été vraie. On se foutait de tout ; on a toutes conduit à 17 ans et j’ai déjà ramené ma pote allongée contre les essuie-glaces parce qu’elle avait encore envie de danser.

Pendant toutes ces années, les gens nous regardaient de biais, j’ai su seulement après qu’ils nous craignaient. On faisait trop de bruit pour être attirantes, trop costauds pour qu’ils pensent à nous insulter. Les mecs nous demandaient le score pour entamer une conversation et parce qu’on ne savait parler que de ça ; des buts qu’on venait de marquer, ceux qu’on avait encaissés, les reprises de volée, les bleus au coccyx, les pizzas sur les cuisses, les corners mal tirés, les pénalty ratés, le tacle de boucher de la 5, la soupe à la tomate des Urgences, les opérations de nos ligaments croisés et la biture de la veille. On se lavait la bouche au Get 27, persuadées que ça valait un Colgate Blancheur. On fumait dans le bus en rejetant des ronds de nuages par les vitres coulissantes, assoupies sur les sièges en moquette. On laissait 15 rangées vides derrière le chauffeur qui n’osait intervenir dans le micro que pour annoncer la prochaine pause-pipi, souvent à mi-chemin, souvent dans un village des Landes ou de Gironde. Les mêmes arbres, les mêmes bancs, la même église, le même stade pourri, un champ de patates délimité par des cahutes en plastique.

L’autre jour, j’ai pleuré devant les quarts de finale des Bleues. J’avais pas chialé devant France 2 depuis l’enterrement de Lady Di. J’ai senti dans ma poitrine des coups de poings, des coups de feu dans les yeux, parce que malgré le score, les filles venaient de gagner, parce que ces nouveaux demi-dieux portaient leurs gamins dans les bras, parce qu’on scandait les prénoms de Wendy ou Martha et parce qu’enfin, j’étais en train d’assister au grand brasier du monde.

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

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