Quand j’avais 15 ans

Été 1999. Je porte des bracelets brésiliens pour recouvrir les traits blancs du cutter. J’ai compris que sa lame gravait mieux les lettres que les stylos-plume. Ces bâtonnets de croûte sur ma peau adolescente ne plaisent pas à ma mère mais on a convenu ensemble qu’on mettait fin aux séances chez le psy.

J’écoute le Hors-Série de la Fonky Family. Je chante plus fort les gros mots, les Putain, les Va te faire enculer, je franchis des limites invisibles en lisant les paroles sur la pochette du CD. Je pique à la fourchette les morceaux de melon et les fais naviguer dans le jus des tomates. L’assiette est mon voilier mais bientôt, c’est moi qui voyagerai. C’est une saison chaude en Provence, une saison comme on en connait tant. Sous leur débardeur blanc, l’haleine anisée, les vieux s’en plaignent souvent. Les flammes dévorent la route en descendant vers Vitrolles, les Canadairs nous font croire qu’ils maîtrisent la situation mais leur carcasse jaune et rouge survole déjà un crâne de chauve. Avec mon frère, on colle le front aux vitres de la voiture pour ne rien rater. On est habitués à assister au chaos, on a appris à le contempler tout en restant muets. L’odeur rappelle celle de la viande qui jute sur la grille crasseuse des barbecues. Dans les jardins, on fait brûler des branches sous prétexte que les platanes sont malades ou blessés.

Cet été là, j’ai deux amours en tête ; un qui me tient la main devant les copains, une qui m’embrasse en cachette près du skatepark. Ils portent la même coupe de cheveux, cisaillée par un bol de petit-déjeuner. Avec elle, rien n’est prémédité mais nos regards ont sans doute trop parlé. Sa bouche est si douce que je glisse jusqu’à son cou. Grâce à elle, j’apprends que les accidents peuvent être beaux. On ne discute pas, on ne discutera jamais, on s’attarde sur la paume de nos mains, on caresse nos phalanges et je découvre à quel point la peau sous une bretelle peut être blanche. Seul l’arbre au-dessus de nos têtes saura tout de ce baiser.

Bientôt je voyagerai. Je traverserai la France dans une voiture remplie de cartons, la tête contre la vitre, ma mère au volant, l’incendie dans le ventre et le chaos dedans.
#wheniwas15


Texte écrit sur une invitation de l’écrivain @nicolasmathieu en soutien aux @editionsthierrymagnier, à @l_ardeur_ et à @manucausseplisson dont l'ouvrage intitulé Bien trop petit a été censuré par @gerald_darmanin.

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

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