Ce soir j’irai chanter

Ce soir, en rentrant manger, j’irai chanter, dit mamie.

Elle dit cette phrase à la fin d’aucune autre, elle la jette dans son jeu de cartes au milieu de nos silences, sans relever les yeux. Elle dit cela parce qu’elle est heureuse, il me semble, heureuse à ce moment-là. Heureuse est un grand mot pour une grand-mère et une vieille dame mais le bonheur pique parfois dans une décharge de chaleur, comme une guêpe menacée. Elle a passé l’après-midi dans ce café situé au bout de la rue, juste en face de l’Ehpad où elle séjourne. Je dis Elle séjourne pour ne pas dire qu’elle y vit. Elle y séjourne comme elle séjournerait dans un hotel ou une location Airbnb.

Je ne veux pas qu’elle y vive parce que j’ai en tête sa maison au croisement de deux routes, en face du Champion devenu Carrefour Market il y a longtemps mais qu’on appelle encore Champion. J’ai en tête le minuscule carrelage rouge, gris et blanc de sa cuisine, ses cahiers de mots fléchés, son bol de thé froid abandonné près du téléphone fixe, ses boîtes de médicaments, ses paires de lunettes, et sur une étagère, des impressions basse définition, photos plastifiées de ses petits-enfants. J’ai en tête le napperon laissé sur le micro-ondes, la table où l’ordonnance la plus récente trône sur un tas d’enveloppes, le frigo à compotes, le canapé qui fait lit, le four qui fait placard et le placard qui fait tout le reste.

Quand mamie dit, Ce soir en rentrant manger, je me demande où elle pense rentrer et si elle a la sensation de rentrer chez elle ; un chez-elle qui pue le brocolis vapeur, l’urine et la javel, et dont le tableau Velleda annonce systématiquement le menu du prochain repas. Peut-être qu’après 268 jours passés ici, entourée de nouveaux copains et de quelques infirmières, l’idée de maison commence à se construire. Peut-être que les plans d’archi et les outils servent à que dalle, et qu’une maison ça s’organise, dans le sentiment efficace d’être en sécurité. Peut-être que ça fait déjà un bail que mamie a déménagé et que ce soir, après nous avoir infligé une branlée au Scrabble, c’est finalement chez elle qu’elle rentrera chanter.

Sur la table du café, mamie pose ses cartes : « C H É R I E », elle dit.

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

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