Journal de hangar

J’ai des auréoles évanescentes à l’extrémité des pouces, des écorchures rougies dans la languette molle de la pince, des éclats de chair autour des ongles, un rebord dodu comme un trottoir en demi-lune boursouflée au bout de chaque doigt et une corne naissante sur le flanc de l’index. La ligne d’hématomes étalée à l’intérieur de ma cuisse tourne à l’horizon sale, pareils pour les soleils alignés sur mes avant-bras. Ce sont des tâches crades que je voudrais frotter mais le savon de Marseille ne suffit pas. 

L’autre soir, je me suis vautrée dans le canapé, chose nouvelle. Une feuille de sopalin sous la plante de mon pied droit, j’ai fait suinter une bulle remplie d’eau à l’orée des orteils qui, au fil des jours, s’est transformée en un plancher insensible que je suppose adapté aux 70 km par semaine parcourus à l’allure d’un chat potelé. Bien sûr j’avais connu les saisons chaudes avant cela, les jobs entre deux années à l’université, j’avais vendu des paninis, des shorts de foot et du matériel de plongée, castré le maïss, nettoyé à la javel des chambres de seniors avant de les installer autour de la table commune du petit-déjeuner, j’avais fait du façing, inventé des stratégies de communication, animé des ateliers de lecture dans un EHPAD et un lycée. Jamais cela. 

 J’ai les pieds en compote, les mains en compote, des quartiers de fruits ronds qui fermentent au fond des chaussures de sécurité. J’ai des courbatures aux phalanges et mon corps d’intello en pâte de coing, j’ai l’enveloppe comme un bocal, transparente, rigide et froide. Je pointe, je compte, je stocke, -21,5 degrés dans les frigos des surgelés, je livre et me familiarise avec les concept de salariée et de carte de fidélité. Les lunettes sur un écran le matin, en position de l’écrivante, puis en cavale à la verticale jusqu’à 20 heures en statut d’ouvrière, j’exécute des grands écarts six jours sur sept, dotée d’une souplesse accidentelle.

Tandis que la lumière de l’après-midi jaunit les tôles du hangar, je remarque quelques silhouettes bigarrées qui dansent sur les packs d’eau gazeuse. J’ai toujours trouvé cela superbe le saut furtif de la lumière dans la laideur, l’arc-en-ciel dans la flaque d’essence, sur les cartons les traits parfaitement droits du cutter rétractable, la poussière sur les poutres métalliques qui tombent en écailles de poissons, les emballages plastiques que j’imagine défiler sur des robes haute-couture et le ballet des chariots devant le coffre ouvert de quelques spectateurs. Je me sens chez moi dans l’échec, le moche et l’improbabilité des événements qu’on ne peut prédire. 

Après sept semaines de vie double et décuplée, mes griffures ont séché, je les vois déambuler sur le clavier. J’écoute La Grande Librairie sur le thème, Que signifie réussir sa vie aujourd’hui. Les écrivains invités parlent bien de cela, ils ont les mots jolis, mais en arrachant la croûte dans la languette molle de ma main, je n’y trouve aucune réponse. Je pense aux collègues qui se voudraient ailleurs, je pense aux danseuses sur les packs d’eau gazeuse. 

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

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