Marcher Marché

Marcher marché.
Pouvoir marcher était l’un de mes critères pour chercher un emploi. Bouger mon corps, le remettre en mouvement, lui faire connaître l’effort, augmenter les deux cent pas par jour de mon lit à la douche, de la chaise au frigo. Le défi semblait atteignable tant le point de départ était ridiculement infime. Durant les premières semaines, j’ai tant marché que j’ai eu la sensation que mes jambes se façonnaient dans la douleur, que mes pieds s’aiguisaient sous la lame d’un couteau de cuisine, à coup de hache, de burin dans les genoux, de pioche dans les fesses, de marteau dans le talon. J’ai senti avant de voir qu’on pétrissait mon corps comme une pâte à pain, qu’on modelait mes bras comme un rocher planté au milieu de l’atelier d’une artiste, un bloc de pierre d’abord, informe, vulgaire, disproportionné, massif, flasque, dégoulinant.


Peu à peu ce corps a dévoilé des recoins, des reliefs, des creux, des contours délicats, des courbes esquises, rondes et douces et sensuelles. J’ai senti sous mes propres mains mes seins se réduire, deux kiwis adorables sous la chaîne en argent, des épaules si étroites que le miroir m’a rappelé l’enfant que je n’avais pas beaucoup aimé et qu’on aimait pourtant. J’ai remarqué, nue dans mon appartement, les deux colonnes sous mes hanches qui s’éparpillaient moins, qui faisaient moins de bruit, qui bavaient sans salive.
D’habitude et depuis toujours, mes cuisses ruisselaient, elles se dispersaient sur les côtés en grumeaux flottant, des graines de graisse semées sous une peau rose sans jamais faire pousser de fleurs, jamais la bonne forme, jamais la bonne odeur, seulement des épluchures de fruits, des légumes en décomposition, des lombrics dans les mollets, de la merde dans les grosses chevilles, deux coquilles d’œuf à la place des malléoles, de la peau de butternut dans le tibia.
Depuis des semaines, je marche au travail, soixante-dix kilomètres par semaine fois neuf semaines. J’arpente les longs couloirs, je pousse je porte je grimpe. Là sous mon bassin, les deux piliers se tiennent droits. Calmes solides discrets presque jolis pour une fois.

La marche me sert de hache, de couteau de cuisine, de burin. Je perds mon corps, littéralement. Je perds des morceaux de mon corps sans savoir où ils vont. Peut-être se mangent-ils eux-mêmes, mais je me dis qu’au lieu de disparaitre ils se multiplieraient. Peut-être qu’ils sortent par des espaces laissés sans surveillance, voisins pas très vigilants, trous de souris, rubans de lumière dans les volets. Ils fuient mon corps, pour aller où. Je les imagine un peu partout, des morceaux de moi dans la rue, au cinéma, au café, chez des amies, dans le velours côtelé de leur canapé, je fais traîner mon corps et il se déverse, il se fait la malle, se dépose ailleurs que chez moi. Je sème mon corps, je l’égraine, le disperse, il se répand. Peut-être que maintenant, mes cuisses font des fleurs, je pense, des coquelicots des jonquilles des iris. Des genoux de tulipes, des tulipes de genoux. Des cuisses de rosiers, des rosiers de cuisses, des fesses de tournesols, des tournesols de fesses. Sculptrice maraîchère jardinière. Mon corps ce potager dont je commence, peu à peu, à être fière.

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

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