Le temps, on le fume, le on le gâche, on en donne

On roule à 40 km/h sur les départementales parce que rouler vite ne nous a jamais menées ailleurs que précisément là où on voulait aller. On s’arrête pisser en jonglant entre les coquelicots et les orties. Le cul en équilibre, les deux pieds sur la souche d’un vieux chêne, on se dit qu’il a grandi au bord d’un chemin que plus personne n’emprunte depuis que l’autoroute impose aux lapins de traverser par le tunnel. Sur une île qu’on atteint à pieds à marée basse, on picore des grains de maïs dans leur conserve et on se lèche les avants-bras pour épicer le plat. On remplie la douche solaire à l’ancien lavoir du village et on boit au cou tordu de la fontaine, le front imprimé des vergetures de sa pierre fraiche. Le menton sur sa canne, un berger nous parle du silence de sa montagne, il a les larmes aux yeux. On fait plier les champs de blé sous le poids de nos rêves et on suit jusqu’à cligner des cils la trajectoire des huppes. On finit par danser sur du rock italien à la Fête des Vendanges de Barr, on file toute notre monnaie au stand du twirling club, on découvre que les artichauts ne poussent pas dans la terre, on cueille des petits pois qu’on cache dans une boite en verre et qu’on grignotera comme des cacahuètes. On a les plaisirs pauvres mais nos carnets regorgent de noms aux allures de famille royale ; la Piéride de la rave, le Tadorne de Belon et la Mouette atricille.

Du temps, on en a à ras bord alors du temps, on en use. On le fatigue jusqu’à la corde, on le creuse, on le bouffe, on l’invente, on le prend, on le ronge, on le fume, on y plonge, on s’y noie, on le gâche, on le perd, on le gagne, on en donne, on le voit passer, on le voit dans le miroir et je le vois chez elle, je la regarde s’en faire un drap qu’elle fait glisser sur ses épaules. Le temps lui va bien, c’est à elle que le temps va le mieux. Elle le porte comme un voile, léger et somptueux. Elle s’en fait des couronnes, des dessins sur les bras et des griffures aux yeux, des chemins de fourmis sur le ventre et les cuisses.

Ça fait quelques années qu’ensemble on n’a pas pris l’avion et qu’en Allemagne, en Bretagne, en Provence, en Espagne, on s’autorise à ouvrir le hublot en roulant.

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

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