Pourtant, il y a la mer à Gaza

J’écris souvent parce que c’est l’une des activités avec laquelle je prends du plaisir. J’écris aussi pour vider mon sac. Ce soir, je viderais mon verre ou mes bourses si j’en avais. À l’écrit, j’aime user de la grossièreté, ça me libère, ça me fait du bien, ça attrape, ça va chercher un truc en moi et ça le balance dehors. Ça fait des va-et-viens avec ce que je ressens, ça rebondit quand j’écris putain de merde. Vous avez senti l’écho en vous, en lisant Putain de merde ? Les insultes me réjouissent et me soulagent, et ce soir, j’en ai pleins en stock. Je suis animée d’une colère immense pourtant contenue qui ronge toutes les minuscules particules de mon corps, ça rampe un peu partout dans ma nuque, ça gratte mes cuisses et ça m’empêche de m’asseoir. Donc j’écris ce texte dégueulasse debout pour éviter que ça déborde.

Il y a quelques années, je travaillais pour Vogue. Je rencontrais des artistes et tentais de retranscrire leur approche en 800 mots. J’avais découvert le travail d’une photographe gazaoui, Rehaf Batniji, puis suggéré son profil à l’équipe.

Appel sur Skype. Sa caméra s’était ouverte sur un salon plus lumineux que ce que pouvait autoriser le printemps au Pays basque. Derrière elle, un canapé recouvert d’un plaid bariolé, un tapis sous une table basse construite à partir de matériaux recyclés. Sur les murs jaunes avaient été punaisés des dessins et des peintures, les siennes. Je lui avais fait remarquer les photos, elle s’était levée pour me présenter, portrait en mains, ses parents. Ils vivaient au bout de la rue, ils étaient vieux et malades et le projet à court terme de Rehaf était globalement de rester là, à Gaza, au cas où ils auraient besoin; d’une présence, de courses ou de rien.
Sans surprise, cette proximité m’avait renvoyé en pleine gueule les relations intensément étroites que j’entretiens volontairement avec ma micro famille; mère, frère, grand-mère. En clair, son engagement pour les siens reflétait mon amour pour les miens, je me reconnaissais en elle, bla bla, cette foutue histoire d’effet miroir qui rapproche les gens.

Rehaf avait planté l’œil de sa caméra sur le rebord de la fenêtre. Depuis le premier étage, je surplombais littéralement la rue. Assise dans ma cave à vins obscure, je suivais des yeux deux mecs sans casque sur une moto. Je l’avais faite rire à m’étonner de tout; les camions surchargés à l’arrêt, les hommes en terrasse de café et un cheval suivi d’une remorque alourdie de légumes. Exotique. À cette époque, j’étais incapable de situer la Palestine sur une carte et infoutue de dire que le pays était bordé par la mer. Pourtant, il y a la mer à Gaza. Une mer bleue sous un ciel bleu au bord de dunes de sable jaune. Rien d’exotique pour une nana qui vit à Anglet comme moi.

Rehaf m’avait confié qu’elle détestait les photos de guerre parce qu’elles lui rappelaient systématiquement que « sa vie n’était que lutte et souffrance » et à quel point dans leur quotidien, il était « facile d’oublier leur humanité. » Sous des plafonds bleu cobalt, ses clichés à elle racontaient tout l’inverse : des rues animées, des enfants qui jouent, des cabanes en bord de plage et des barques de pêcheurs.

C’était en 2019 et en 4 ans, on s’est souvent écrit. Relation classique post-crush amical : partage de nouvelles, échanges de photos, aperçus cadrés de nos voyages et instants figés de nos vies, pas si différentes. Bien sûr si différentes. Elle venait d’initier un projet photographique conceptuel intitulé « Who has turned the light off? » C’est-à-dire « Qui a éteint la lumière » Point d’interrogation.

Je n’avais pas de nouvelles de Rehaf depuis 8 jours, pas de mention vu sous mes messages. Elle m’a finalement répondu il y a une heure : « Dear friend Elisa. Am fine for now. Am trying to be alive. Please let the world know about Gaza. » Un message court suivi, sur la ligne en dessous, d’une rose et d’un cœur bandé.
Voilà, c’est fait.
Putain de merde.

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

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