Mon violent désir

Ils pensent faire preuve d’humour. Mieux, d’originalité. Pourtant, cette même remarque baigne dans une amitié qui m’a longtemps semblé aussi énigmatique que la gifle derrière la tête en guise de bienvenue. Mes nouveaux cheveux blancs font parler d’eux. Aux forceps, leurs rires propulsent ma gêne hors de ma mâchoire verrouillée. Dans ce coin là du sud, on aime avec les poings.

« Pas de décoloration avant de dépasser les 30% de blanc.» J’avais rien demandé, j’étais venue pour une coupe Mulet. La coiffeuse me conseille un ton sur ton, j’imagine des poissons corpulents. Les statistiques me rassurent, elles m’autorisent quelques années avant de me garnir le scalp de papier aluminium.

Je vieillis uniquement dans les yeux de mes amis d’enfance, comme si je n’avais pas le droit d’en sortir. Ils sont ceux que je croise durant les fêtes de juillet, celles je retrouve autour du cercueil de leur père, celles contre lesquelles je m’assois sur le banc en bois vernis du funérarium où chante Joe Dassin, celles en robe qui ne leur va pas, ivres aux mariages de ces connaissances qu’on a encore en commun, ces couples qu’on n’a pas encore fini par détester et ces amies qu’on invite pour célébrer chaque dizaine même si « franchement, tu trouves pas qu’elle a changé ? »

Et pendant tout ce temps, je grandis avec elle, et sous ses yeux, ma peau s’étire, se tord entre les cuisses, se griffe au coin des yeux et se quadrille sur les bras. Elle dit que je suis belle, que je ressemble à un bout de moquette, doux et marron. De minuscules losanges pincent désormais mes mains comme un napperon tricoté au point de croix, j’ai les genoux usés et peux prévoir les jours de pluie quand la verticalité de ma cicatrice commence à picoter. J’ai le corps fatigué, les cheveux fatigués, la nuque rigide, la gorge serrée, l’appétit moins franc, les projets plus courts, la langue râpeuse, les dents qui se cognent et, finalement, je manque peut-être d’humour. Mais grâce à elle, je suis heureuse d’avoir changé.

Aux rouleaux de papier alu et aux 13 prochaines années.

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

Précédent
Précédent

Quand j’avais 15 ans

Suivant
Suivant

Synchronism